[PHOTO : Le pêcheur Nombare Tabu assis dans sa pirogue sur le ruisseau Nweemuu, à Bodo. Pulitzer / AnuOluwapo Adelakun]

À la recherche du poisson : Comment les fruits de mer contaminés menacent des générations dans le delta pétrolier du Nigeria

Bodo, État de Rivers, Nigeria

Documentaire disponible ici :

https://youtu.be/ZllJXj1jXQY

Nombare Tabu tend son piège dans le ruisseau de Bodo un jour sur deux, exactement comme son père le lui a appris il y a des décennies. Mais lorsqu’il revient le lendemain matin, sa prise raconte une toute autre histoire que celle que son grand-père aurait pu reconnaître. Les poissons sortent de l’eau recouverts de pétrole brut, leurs écailles brillantes d’une pellicule noire qui flotte en permanence à la surface du ruisseau.

À 70 ans, Tabu ne peut plus s’aventurer dans l’océan Atlantique pour les grosses prises qui nourrissaient autrefois sa famille. Alors il fait ce que la nécessité lui impose : il rince les poissons couverts de pétrole avec l’eau du même ruisseau contaminé, puis les cuisine pour ses repas quotidiens.

“Toute forme de vie a été affectée”, déclare le chef Nadabel, leader du village de pêcheurs voisin de Nweemuu, la voix alourdie par le poids de tout ce que sa communauté a perdu — et continue d’endurer.

[PHOTO : Poisson couvert de pétrole brut provenant du piège de Nombare Tabu. Pulitzer/AnuOluwapo Adelakun]

Quand les villages de pêche deviennent des villes fantômes

Le trajet de deux heures entre Port Harcourt et Bodo traverse un paysage encore marqué par les cicatrices des marées noires catastrophiques de 2008 et 2009. Au quai animé de Bodo, des bateaux branlants transportent des passagers entre les communautés de la crique, leurs conducteurs naviguant dans des eaux surveillées par des vedettes militaires et où les équipes de nettoyage de HYPREP s’activent en gilets orange parmi les palétuviers.

Mais les quinze minutes de traversée en bateau jusqu’au village de pêcheurs de Nweemuu racontent une histoire plus sombre. Des pirogues vides sont échouées sur la plage. Des filets de pêche pendent, abandonnés, sur des arbres mourants. Des structures autrefois vivantes sont aujourd’hui inachevées et envahies par les mauvaises herbes  monuments silencieux d’une communauté qui a en grande partie fui.

“Avant cette pollution, la population totale ici était de 1 300 personnes; voire plus”, explique le chef Nadabel. “ Mais aujourd’hui, nous ne sommes plus qu’environ 130 personnes à vivre dans la communauté.”

Les chiffres confirment ce que le paysage montre déjà : quand la contamination pétrolière détruit les zones de pêche, des communautés entières disparaissent. Des familles qui avaient bâti leur vie autour de ces voies navigables depuis des générations ont simplement tout quitté, cherchant à survivre dans les zones urbaines où elles pouvaient repartir à zéro.

[PHOTO : Chef Nadabel, chef de la communauté de pêcheurs de Nweemuu. Pulitzer / AnuOluwapo Adelakun]

L’économie de la destruction environnementale

Le delta du Niger fut autrefois la plus grande zone humide du monde, avec ses marécages d’eau douce soutenant une biodiversité exceptionnelle. Plus de 70 % de la population locale dépend de la pêche, de l’agriculture et de la sylviculture pour survivre, formant un tissu économique complexe qui dépasse largement le cadre des familles individuelles.

Ces eaux faisaient vivre des usines de transformation de poisson et des marchés animés, ainsi que des artisans de pirogues traditionnelles et des tisserands de filets. Les forêts de mangroves denses procuraient des revenus supplémentaires grâce au vin de palme, au gin local et à l’huile de palme utilisée à des fins industrielles. Lorsqu’une marée noire survient, elle ne se contente pas de contaminer les cours d’eau : elle fait s’effondrer tout un écosystème économique.

Abel Naana connaît intimement cet effondrement. Ce pêcheur de 50 ans, originaire de la communauté voisine de Mogho, est né dans la pêche. Il a été formé dès son enfance par son père, qui lui-même avait appris de son grand-père. “ À l’époque où tout allait bien, la pêche était une activité si dynamique”, se souvient-il. “On pêchait le matin et la nuit. “

Le métier était si lucratif que les pêcheurs construisaient des cabanes sur la berge pour accéder facilement à la rivière, trier leurs prises et se reposer. Naana s’est marié, a élevé des enfants et a construit une maison uniquement grâce aux revenus de la pêche. Depuis que les marées noires de 2008–2009 ont transformé la rivière Bodo ( autrefois un écosystème florissant)  en ce qu’il appelle “une morgue flottante de la vie aquatique”, cette prospérité a disparu.

“Quand je regarde ma maison aujourd’hui, cela me rappelle la vie que j’avais, une vie que les marées noires ont volée” , dit Naana, debout devant la maison que la pêche avait bâtie. “ La corruption qui entoure le projet de dépollution me fait craindre que les poissons ne reviennent jamais dans notre rivière. “

PHOTO : Abel Naana devant sa maison construite grâce aux revenus de la pêche. Pulitzer / AnuOluwapo Adelakun]

La science des eaux empoisonnées

Le Dr Lebari Sibe de l’Université de Port Harcourt s’est rendu à Bodo Creek avec une équipe de chimistes environnementaux pour documenter ce que vivent quotidiennement les habitants comme Tabu et Naana. En utilisant des méthodes standards pour tester les eaux de surface, les sédiments et la faune aquatique, ils ont analysé des échantillons à la recherche de sept métaux lourds, d’hydrocarbures aromatiques polycycliques et d’hydrocarbures pétroliers totaux.

Leurs résultats révèlent une contamination si grave qu’elle menace à la fois les écosystèmes aquatiques et la santé humaine :

Bioaccumulation des métaux lourds : Les poissons tilapia ont présenté des niveaux alarmants de nickel (0,701 mg/L) et de cuivre (0,371 mg/L). Les bigorneaux contenaient des concentrations élevées de chrome (0,070 mg/L) et de fer (0,863 mg/L). Les niveaux de plomb dans les deux espèces dépassaient les seuils de sécurité fixés par l’EPA. Le tilapia en contenait 0,051 mg/L et le bigorneau 0,027 mg/L, soit plus du double de la limite de sécurité de 0,012 mg/L.

Crise de la qualité de l’eau : Les solides dissous totaux atteignaient 14 730 mg/L — soit près de trois fois la limite réglementaire de 5 000 mg/L fixée par l’OMS. La conductivité électrique, un indicateur clé du niveau de pollution, a été mesurée à 23 300 µS/cm dans les eaux de surface et 24 860 µS/cm dans les sédiments, largement au-dessus du seuil recommandé par l’OMS de 500 µS/cm.

Composés cancérigènes : De fortes concentrations d’hydrocarbures aromatiques polycycliques, notamment le benzo(a)pyrène et le benzo(k)fluoranthène — deux cancérogènes reconnus liés à la pollution pétrolière — ont été trouvées dans les sédiments.

[Le Dr Sibe et son équipe analysant des échantillons d’eau provenant du ruisseau de Bodo. Pulitzer / AnuOluwapo Adelakun]

Les enfants qui paieront le prix fort

“Ces produits chimiques s’accumulent dans notre organisme et peuvent atteindre des niveaux susceptibles de provoquer de graves complications de santé”, explique le Dr Sibe. Le processus de bioaccumulation signifie que les substances toxiques se transmettent par la chaîne alimentaire : les poissons consomment une faune marine contaminée et stockent progressivement des produits chimiques nocifs, qui finissent par atteindre les consommateurs humains.

Si les adultes présentent un risque relativement faible de développer un cancer à cause des fruits de mer contaminés, les enfants, eux, font face à un tout autre danger. L’exposition au nickel et au chrome chez les enfants dépasse les seuils de sécurité, avec des effets toxiques potentiels en cas de consommation prolongée. Les enfants qui mangent du tilapia provenant de Bodo Creek sont exposés à des risques cumulatifs de toxicité bien plus élevés que les adultes.

Les conséquences sanitaires à long terme incluent divers types de cancer, des mutations génétiques, des troubles neurologiques, des complications cardiovasculaires et des atteintes aux organes; en particulier aux reins et aux poumons. Ces risques pèsent de manière disproportionnée sur les plus jeunes habitants; ceux qui n’ont eu aucun choix face à la destruction environnementale qu’ils ont héritée.

Lenteur du HYPREP face à une contamination persistante

Créé en 2011 pour remédier aux dégâts environnementaux considérables de l’Ogoniland, le Projet de Remédiation de la Pollution par les Hydrocarbures (HYPREP) est devenu davantage un symbole de lenteur administrative qu’un véritable moteur de restauration écologique. Dans son dernier rapport de décembre 2024, le coordinateur du projet, le professeur Nenibarini Zabbey, a souligné quelques avancées : restauration à 75 % de 560 hectares de mangroves avec plus d’un million de plants mis en terre, et réhabilitation de 20 % des berges polluées.

Mais les défis demeurent énormes. Lancé en 2016, ce projet de dépollution d’un milliard de dollars a été freiné par des retards et des difficultés de mise en œuvre. En juillet 2024 encore, un nouvel incident a frappé la communauté de Sugi, dans la région de Bodo : un déversement de pétrole par l’oléoduc Trans Niger a souillé des terres agricoles déjà touchées par un précédent déversement en août 2022.

L’écart entre les progrès annoncés et la réalité sur le terrain reste flagrant. Tandis que le HYPREP plante des mangroves et mène des opérations de réhabilitation, des familles comme celle de Tabu continuent de consommer des poissons couverts de pétrole, faute d’alternative alimentaire.

La chaîne d’approvisionnement en péril

La crise de la contamination ne touche pas seulement les familles isolées, elle s’étend à l’ensemble des réseaux économiques locaux. Les vendeurs de poisson, qui parcouraient autrefois les communautés chaque semaine, n’ont plus grand-chose à acheter. Les restaurateurs et vendeuses de rue, dont les activités reposaient sur la disponibilité de fruits de mer frais, se retrouvent confrontés à une offre en chute libre et à une qualité douteuse.

Les cabanes traditionnelles de pêche, comme celles qu’Abel Naana évoque — construites en bordure de rivière pour faciliter l’accès durant les saisons de pêche intense — sont désormais vides. Les routines dynamiques de pêche du matin et du soir, qui faisaient battre le cœur des communautés, ont été remplacées par les efforts désespérés de pêcheurs âgés comme Tabu, qui mettent leur santé en danger faute d’autres options.

Les marchés, autrefois animés par les prises abondantes et la concurrence des prix, fonctionnent aujourd’hui dans un contexte de rareté et de contamination. Les activités interconnectées — réparation de filets, entretien de pirogues, transformation du poisson, transport — se sont effondrées en même temps que les populations aquatiques.

Une récupération étalée sur trente ans

Le Programme des Nations Unies pour l’environnement (PNUE) estime qu’un rétablissement complet de l’écosystème pollué par le pétrole dans la région pourrait prendre encore 30 ans — et cela à condition qu’aucun nouveau déversement ne survienne d’ici là. Pour les enfants qui grandissent dans des communautés comme Nweemuu et Mogho, ce délai équivaut à toute une vie passée dans un environnement contaminé.

Cette projection dresse un constat alarmant : la jeunesse d’aujourd’hui risque de devenir, selon les mots du Dr Sibe, “la génération malade du futur”, portant les séquelles sanitaires cumulées de décennies de destruction environnementale et de remédiation tardive.

Les données scientifiques ne font que confirmer ce que les résidents constatent depuis plus de dix ans : la pollution persiste, les risques sanitaires s’aggravent, et les efforts de nettoyage, bien qu’en cours, restent largement insuffisants face à l’ampleur du désastre.

Le prix du pétrole, payé de vies humaines

Nombare Tabu continue de poser ses pièges dans le ruisseau de Bodo parce que l’alternative serait la faim. Abel Naana regarde la maison que la pêche lui a permis de construire et se demande si ses enfants connaîtront un jour les eaux prospères que décrivait son grand-père. Le chef Nadabel dirige aujourd’hui une communauté de 130 personnes, là où 1 300 vivaient autrefois.

Leurs récits posent une question essentielle en matière de justice environnementale : quel niveau de risque peut être jugé acceptable lorsque des communautés entières n’ont pas d’autre choix que de consommer de la nourriture et de l’eau contaminées ?

Les fruits de mer pollués du ruisseau de Bodo ne représentent pas seulement une crise de santé publique; ils incarnent les conséquences à long terme d’une destruction environnementale imposée à des populations disposant de peu de ressources et de pratiquement aucune alternative. Tandis que les efforts de nettoyage se poursuivent et que les études scientifiques documentent les dégâts, des familles continuent de manger du poisson couvert de pétrole parce que c’est la seule manière de survivre.

Tant que les actions de remédiation ne seront pas à la hauteur de l’ampleur de la contamination, et tant que les communautés n’auront pas accès à des sources alimentaires et hydriques sûres, les enfants du ruisseau de Bodo continueront d’hériter d’un legs empoisonné qu’ils n’ont pas contribué à créer.

Le poisson est peut-être contaminé, mais pour des familles comme celle de Tabu, trouver du poisson (même toxique) reste une question de survie quotidienne.


AnuOluwapo Adelakun est une journaliste et réalisatrice nigériane dont le documentaire Finding Fish enquête sur la contamination des produits de la mer dans les communautés touchées par le pétrole au Nigeria. Cette histoire a été soutenue par le Centre Pulitzer.

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