Bois du Congo-Ouganda : un commerce alimenté par des irrégularités

Par Joël Tali et Gérald Tenywa

Lorsque l’on cherche le meilleur bois dur en Ouganda, Ndeeba, un centre animé le long de la route Kampala-Entebbe, sera votre destination.
Au milieu des garages et des cabanes de fortune, c’est ici que les marchands de bois comme Charles Oloya exercent leur activité. C’est un endroit où les choix sont nombreux, et pour ceux qui recherchent des bois durs de qualité, en particulier du mahogany, la réponse renvoie souvent vers la frontière avec la République Démocratique du Congo (RDC).
En provenance du Congo, le bois est en abondance. « Une fois que vous êtes ici, vous pouvez être gâté par le choix », déclare Oloya, en accueillant notre journaliste, se faisant passer pour un client, dans son hangar à bois, coincé entre de nombreux.

« Que voulez-vous ? Nous avons du mahogany du Congo », dit-il. L’odeur fraîche du bois récemment abattu flotte dans l’air, un témoignage du voyage rapide de la forêt au marché.
Ndeeba est le plus grand marché du bois à Kampala. La section qui vend exclusivement du bois dur congolais n’est pas visible depuis la route, elle est cachée entre de petites constructions improvisées et difficiles à trouver sans indications. Malgré son état brut et étant caché à la vue du public, le bois est très demandé et se vend « comme des petits pains ». Oloya admet volontiers que le bois n’est souvent pas bien séché, se déplaçant aussi rapidement qu’il arrive.




Pour ceux qui recherchent du bois sec, il pointe vers un marché haut de gamme le long de la route de Ggaba, également approvisionné par la RDC, où le bois est stocké plus longtemps. Bwaise, le long de la route Kampala-Gulu, est une autre destination connue pour un stock robuste de bois, y compris du mahogany.
Le flux sans effort de bois en provenance du Congo soulève des questions pertinentes sur son trajet. Cependant, Oloya attribue le bon fonctionnement de cette opération à son employeur, « une personne très connectée qui travaillait dans l’armée ». Cette connexion, dit-il, contourne les préoccupations habituelles concernant l’approvisionnement, le déplacement depuis la RDC, les passages frontaliers et l’entrée en Ouganda.« Je ne sais que lorsqu’ une cargaison arrive, et que je dois être prêt à le recevoir », déclare-t-il, confiant que « le bois n’a pas de problèmes une fois arrivé à Kampala ».

Le Congo est une source majeure de bois dur pour le marché ougandais depuis la fin des années 1990, lorsque l’armée ougandaise a envahi le pays et a été accusée de piller ses ressources naturelles. En 2022, la Cour internationale de Justice a statué en faveur du Congo, ordonnant à l’Ouganda de verser 325 millions de dollars en compensation pour le pillage.


L’héritage de cette guerre a largement façonné le commerce transfrontalier entre les deux pays depuis lors. La guerre « a entraîné une plus grande implication des responsables de l’État (militaires) dans le commerce transfrontalier », écrivait Kristof Titeca dans un article publié il y a plus d’une décennie. Ces soldats sont devenus des acteurs clés dans « le commerce régional de contrebande ».

Moses Musoke, également commerçant à Ndeeba, explique que bien que les marchands de bois paient des taxes à l’Autorité fiscale ougandaise (URA), ils paient également des pots-de-vin,  notamment aux ponts de Karuma et de Pakwach ;  pour le bois provenant de la RDC via les routes de Lia et Vurra.

Les secrets ouverts du commerce illégal au Congo

Le bois qui finit en Ouganda provient des provinces du Nord-Kivu, du Haut-Uélé, de la Tshopo et de l’Ituri. Les communautés locales expriment des inquiétudes face à l’exploitation forestière qui les laisse sans rien. Par exemple, dans le village de Makoko II PK4 à Mambasa, dans la province de l’Ituri, l’exploitation forestière incontrôlée est omniprésente.
La forêt qui offrait autrefois protection et subsistance à la population locale disparaît à un rythme alarmant. Pour les habitants, chaque arbre abattu est un morceau de leur vie perdu. “Avant, cette forêt nous donnait tout : le bois pour construire nos maisons, les fruits pour nous nourrir, les plantes pour nous soigner. Aujourd’hui, ces arbres ont presque disparu”, dit Jean-Marie, un fermier de Mambasa.

La disparition de la forêt n’est pas seulement un problème environnemental, elle perturbe l’économie locale et aggrave la pauvreté. Les habitants de Makoko II, qui vivaient autrefois du bois, des fruits et des plantes médicinales, se retrouvent démunis par ce pillage.
Selon Shabani Mangokele, un chef de village à Makoko, des crimes environnementaux sont commis sous les yeux des autorités chargées de protéger la forêt. “Ces bûcherons ne suivent aucune règle. Et pourtant, ils continuent d’opérer en toute impunité. C’est comme si les lois environnementales n’existaient tout simplement pas”, dit-il amèrement.

“Ce trafic est bien organisé, avec de la complicité à plusieurs niveaux”, ajoute Maître Raphaël Kyenya, un acteur de la lutte contre les crimes environnementaux.
Depuis la forêt, le bois est d’abord centralisé dans les villes de l’est du Congo, comme Bunia, Beni et Butembo. C’est de ces villes que le bois est exporté vers l’Ouganda. Les commerçants de ces villes se préoccupent rarement de la légalité.

“Les gens ne demandent pas d’où vient le bois. Ce qui compte, c’est la qualité et si ça se vend bien”, dit Pierre Meta, un commerçant de bois à Butembo.
Maître Raphaël Kyenya attribue ce commerce, qui coûte cher au pays et aux communautés; à la corruption. “La corruption est un problème majeur. Certains bûcherons préfèrent payer des pots-de-vin plutôt que de respecter les règles. En conséquence, le bois illégal circule librement”, dit-il.


Mais les responsables provinciaux chargés de lutter contre le commerce illégal citent un manque sévère de ressources. Un agent du Département de l’Environnement dans le secteur de Bapere, au Nord-Kivu, a confié lors d’une interview informelle : “On nous demande de lutter contre l’exploitation illégale du bois, mais sans transport, logistique ou personnel suffisant, c’est une mission impossible.”

L’ingénieur Munguriek Uvon, responsable de la gestion forestière à l’office provincial de l’environnement de l’Ituri, affirme que la meilleure manière de protéger les forêts contre l’exploitation illégale au Congo est de suivre le Code forestier de 2002 renforcé par l’Arrêté ministériel du 29 octobre 2016, qui fixe les conditions d’exploitation du bois.
Il dit que des inspections pour vérifier la légalité de l’exploitation forestière sont organisées chaque fois que nécessaire. Uvon explique que la loi exige que tous les bûcherons soumettent des demandes de licence avant le 30 septembre de l’année précédente. Celles-ci doivent inclure un accord communautaire, localement connu sous le nom de Mapatano, signé avec la communauté propriétaire de la forêt.
“Les communautés détiennent un pouvoir décisionnel clé en tant que gardiennes des forêts”, dit-il.
Mais sur le terrain, l’application de la loi raconte une autre histoire. Les représentants de la société civile à Mambasa affirment que les inspections techniques obligatoires des zones de coupe qui permettraient de freiner l’exploitation illégale du bois et le commerce sont souvent ignorées. “En réalité, le bûcheron choisit les arbres qu’il veut, sans supervision adéquate”, note un représentant.

Que peut faire l’Ouganda ?

Les responsables ougandais sont conscients depuis longtemps des illégalités entourant le bois congolais sur le marché local, mais il n’existe pas de solutions simples. En référence à une étude de 2013 du Fonds Mondial pour la Nature (WWF) Ouganda, qui a révélé que 80 % du bois sur le marché local, y compris le mahogany en provenance de la RDC, était illégal, Bob Kazungu, commissaire adjoint aux Forêts au Ministère de l’Eau et de l’Environnement, souligne les frontières poreuses de l’Ouganda comme un défi majeur.
Kazungu explique que la nature poreuse des frontières de l’Ouganda rend difficile pour les autorités de lutter efficacement contre le commerce illicite. Seuls les agents des douanes de l’URA peuvent stopper l’importation sur la base d’une suspicion de collusion.

“Ce qui est nécessaire pour le bois, c’est un permis de transport de bois indiquant son origine, et une licence d’exploitation, délivrée par le gouvernement congolais en RDC”, explique Kazungu.
Cependant, Gaster Kiyingi, président du Réseau des Organisations de la Société Civile pour l’Environnement et les Ressources Naturelles en Ouganda, met en évidence une défaillance critique dans un système conçu pour prévenir le commerce illégal du bois. Il se souvient d’un système de “chaîne de garde”, mis en place pendant la période coloniale et poursuivi par les gouvernements post-coloniaux, dans lequel le bois était estampillé pour indiquer son origine.
Cependant, ce système “a été dévoré par la corruption”, dit-il. Les marchands de bois engagent désormais des escortes armées pour éviter les taxes et frustrer les efforts de suivi, entraînant une perte significative des recettes fiscales de l’État.

“Comment nettoyons-nous le pays et la région du bois illégal?”, demande Kiyingi. Sa réponse réside dans “une bonne gouvernance et la bonne volonté envers nos voisins ainsi que l’environnement.” Il souligne l’urgence de réinvestir dans l’environnement, afin qu’il puisse continuer à offrir à l’humanité davantage de biens et de services. C’est cela la durabilité.”

Qui pense à l’exploitation durable des forêts ?

La durabilité ? Oloya ne s’en inquiète pas. Le Congo possède beaucoup d’arbres, dit-il. Un tronc est aussi grand qu’un taxi (matatu), et quelques troncs d’un même arbre suffisent à remplir une remorque.
“Il n’y a pas besoin de se soucier de la durabilité. Le bois viendra toujours”, dit-il.
Le raisonnement d’Oloya est que, à mesure que les arbres sont abattus en République Démocratique du Congo, de jeunes arbres poussent pour les remplacer. Il se souvient de sa visite au Congo et de la vue de vastes paysages recouverts de forêts. “Il ne faut pas se laisser tromper en pensant que le bois disparaîtra bientôt”, ajoute-t-il.


Moses Musoke croit aussi qu’il y a beaucoup de bois en RDC, mais admet que la durabilité est un sujet auquel il faut réfléchir. Par exemple, il souligne que la hausse des prix pourrait être un signe d’avertissement que le bois devient rare en RDC.
Dans un magasin de meubles à Butembo, un vendeur montre fièrement une table en bois massif. “C’est du Liboyo. Regardez comme elle est solide.” Lorsqu’on lui demande d’où vient le bois, il hausse les épaules.
“Seuls les fournisseurs le savent. Nous, on le vend juste.”

La raréfaction des ressources naturelles est à l’origine d’un climat de tension grandissant entre les communautés en territoire de Mambasa. À mesure que la forêt disparaît, certaines familles cherchent à étendre leur territoire, provoquant des conflits fonciers de plus en plus nombreux. Les acteurs de la société civile environnementale dans la région  s’inquiètent de la montée des tensions, qui risque de dégénérer si rien n’est fait pour protéger les ressources naturelles restantes.

Ils estiment que la RDC pourrait bientôt être contrainte d’importer du bois, un comble pour un pays dont les forêts représentent l’un des plus grands poumons verts de la planète.

« réglementer strictement l’exploitation, imposer le reboisement à chaque coupe, et renforcer la foresterie communautaire. Combattre les intérêts privés et la corruption qui priment sur l’intérêt collectif, l’avenir de la forêt congolaise étant menacé », préconise maître Laurent Kyenya.

Cet article a été soutenu par InfoNile en partenariat avec Global Forest Watch.

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